Jacques Collin de Plancy (1794-1881) est un écrivain français dont l’œuvre s’oriente particulièrement vers l’occultisme, les légendes et les superstitions en tout genre. D’abord influencé par la pensée des Lumières, il découvre tardivement la foi chrétienne, reniant au passage ses premières inclinations. Son ouvrage le plus connu reste Le dictionnaire infernal dont le texte suivant constitue l’un des articles. Le dictionnaire infernal a connu pas moins de six éditions différentes, la dernière étant agrémentée d’illustrations réalisées par Louis Breton, qui font aujourd’hui encore référence.
On notera comment, à l’époque, Collin de Plancy orthographiait Saint-Guilhem avec deux l et sans h.
Saint Guillem du Désert – À quelques lieues de Montpellier, entre Aniane et Lodève, on trouve une vallée riante qui forme une sorte d’oasis au milieu d’un pays âpre et sauvage. De hautes montagnes couvertes de plantes aromatiques l’entourent de toutes parts, et la dérobent aux yeux du voyageur. La vigne et l’olivier croissent dans la plaine, et rendent le paysage aussi riche que varié. À la seule extrémité accessible coule l’Hérault, qui, resserré entre deux rochers, s’élance avec fracas d’une assez grande hauteur. Ses eaux, dans leur course rapide, font jaillir une écume bleuâtre qui reçoit du soleil l’éclat d’une poussière transparente et dorée ; plus bas, devenues calmes et limpides, elles réfléchissent l’azur des cieux et les teintes plus sombres des rochers. Un pont jeté d’un bord à l’autre sur deux énormes masses calcaires taillées à pic joint le désert à la fertile plaine d’Aniane ; on l’appelle le pont de Saint-Jean de Fos. Le lieu que nous décrivons se nommait autrefois Gellone ; il porte aujourd’hui le nom de Guillem du Désert.
À l’entrée de cette vallée, et comme pour faire contraste avec la culture qui atteste partout la main de l’homme, s’élève une antique abbaye à moitié ruinée, et au-dessus de cette abbaye, un château féodal dont il reste encore moins de vestiges. Le monastère a eu pour fondateur le duc Guillaume. On ignore par qui fut bâti le château ; il nous paraît à peu près contemporain de l’abbaye.
Voici deux légendes que la tradition a conservées jusqu’à nous sur les lieux que nous venons de décrire.
Guillaume, duc de Toulouse, et parent de Charlemagne, célébré par les poètes du moyen âge sous le nom de Marquis-au-court-nez, pacifia l’Aquitaine, et la défendit contre les Sarrasins d’Espagne. Après d’aussi glorieux travaux, il aurait pu goûter en paix les charmes du repos ; mais son esprit était trop actif pour se complaire en une molle oisiveté ; il voulut, à la gloire d’un conquérant, joindre celle d’un pieux fondateur d’abbaye. La solitude de Gellone lui ayant paru favorable à son projet, il résolut de s’y fixer.
Au neuvième siècle, Gellone était un désert aride, couvert de buis, de chênes et de sapins ; les ronces y étendaient partout une luxuriante végétation, et il n’avait pour habitant qu’un géant à forme humaine, dont les meurtres et les déprédations répandaient au loin la terreur. Un poème du moyen âge le dépeint ainsi :
« À travers le pays, se démène un géant horrible à voir, également cruel pour les femmes et les enfants : quand il les surprend, il les étrangle ; quand la faim le presse, il les mange… Il rôde à travers rochers et montagnes, et toute la contrée est tremblante d’effroi. Le païen a quatorze pieds de stature : sa tête est monstrueuse ; ses yeux sont grands et ouverts. Il a déjà tué dans le jour quatre hommes qui n’ont pas eu le temps de se confesser, et un abbé avec sept de ses moines. Il est armé d’une massue si bien ferrée, qu’un homme, qu’elle que fût sa force, ne la soulèverait point sans se rompre les nerfs. »
Le duc Guillaume, qui, pour être moine, n’avait point oublié qu’il était gouverneur d’Aquitaine, fit sommer le monstre par deux hérauts d’armes de venir lui faire hommage de son château. Le géant répondit par des bravades. Le duc emporté par son courage lui offrit alors le combat ; mais le félon lui fit répondre qu’il l’attendait dans son castel, et qu’il ne ferait pas un pas vers lui.
Le duc vit le piège et ne s’y laissa pas prendre : ne pouvant employer la force, il eut recours à la ruse.
Un jour qu’il rôdait autour du Verdus (c’était le nom du château du géant), il vit venir à lui une jeune fille qui portait un vase sous le bras, et allait puiser de l’eau dans la rivière.
– À quoi appartenez-vous ? lui fit le duc.
– Beau sire chevalier, répliqua la jeune fille, je suis au service de monseigneur le géant.
Une pensée soudaine traversa l’esprit de Guillaume.
– Maudit soit le géant, s’écria-t-il, car sa soif le perdra !
Et s’adressant à la servante :
– Vous allez changer d’habits avec moi, et, ce faisant, vous me rendrez un service dont vous serez largement récompensée.
– Mais, beau sire, mon maître me tuera.
– Il sera mort avant de pouvoir le tenter.
La jeune fille n’osa pas résister ; elle se retira derrière un quartier de roche. Guillaume lui passa une à une les pièces de son armure, et en reçut en échange ses grossiers vêtements dont il s’affubla. Cela fait, il attendit que la nuit fût venue ; puis il prit le vase sous son bras, et à la faveur de son déguisement, il s’introduisit dans le château.
Mais à ce moment, son projet faillit échouer par une circonstance qu’il n’avait pu prévoir. Une maudite pie le reconnut, et aussitôt elle se mit à crier :
– Gare, Guillem ! Gare Guillem !…
Le géant, qui ne se doutait pas que le danger fût si proche, courut à une des fenêtres pour observer les dehors du château. Au même instant, Guillaume saisit le monstre par les pieds, et le précipita sur les rochers, où il se brisa.
Quant à la pie, le saint voulut aussi la punir. Il prononça contre elle un anathème qu’il étendit à toutes les pies de la contrée. Les vieillards du pays assurent que depuis lors elles ne peuvent jamais y vivre plus de trois jours.
Délivré de son ennemi, Guillaume construisit son monastère, et le château du Verdus en devint une des dépendances. Cependant l’esprit du mal n’avait pas entièrement disparu avec le géant. Guillaume, qui allait souvent visiter son ami saint Benoit au couvent d’Aniane, voulut construire un pont sur l’Hérault au lieu ordinaire de sa traversée ; mais là encore il trouva le génie malfaisant, qui tenta de s’y opposer. Le diable veillait dans les ténèbres, et renversait la nuit ce que l’homme de Dieu avait édifié à grand’peine pendant le jour. Celui-ci ne se décourageait pas : il espérait à force de constance faire lâcher prise à Satan. Il n’en fut rien : la nuit venue, des sifflements se faisaient entendre, et tout à coup un grand bruit annonçait que l’œuvre de la journée avait disparu dans le gouffre. Guillaume se lasse de cette chute sans fin, il appela le diable en conférence, et fit un pacte avec lui. Il en obtint qu’il pouvait construire son pont, à condition que le premier passager lui appartiendrait. Le saint, plus rusé que Satan, fit connaître le marché à tous ses amis pour les en préserver ; puis il lâcha un chat qui le premier traversa le pont, et dont Satan fut bien forcé de se contenter.
Depuis ce temps, dans ce pays, les chats appartiennent au diable, et le pont à saint Guillem.
Autre version de la légende disponible sur le site officiel de la ville de Saint-Guilhem-Le-Désert