Il faut prêter attention aux analyses d’Amin Maalouf : ses intuitions se révèlent des prédictions, tant il semble avoir la prescience des grands sujets avant qu’ils n’affleurent à la conscience universelle. Il s’inquiétait il y a vingt ans de la montée des « identités meurtrières » ; il y a dix ans du « dérèglement du monde ». Il est aujourd’hui convaincu que nous arrivons au seuil d’un naufrage global, qui affecte toutes les aires de civilisation. Depuis plus d’un demi-siècle, l’auteur observe le monde, et le parcourt. Il était à Saigon à la fin de la guerre du Vietnam, à Téhéran lors de l’avènement de la République islamique. Dans ce livre puissant et ample, il fait œuvre à la fois de spectateur engagé et de penseur, mêlant récits et réflexions, racontant parfois des événements majeurs dont il s’est trouvé être l’un des rares témoins oculaires, puis s’élevant en historien au-dessus de sa propre expérience afin de nous expliquer par quelles dérives successives l’humanité est passée pour se retrouver ainsi au seuil du désastre. « C’est à partir de ma terre natale que les ténèbres ont commencé à se répandre sur le monde », écrit-il, avant d’évoquer l’extinction du Levant pluriel et les secousses sismiques du monde arabo-musulman, dont les répliques ont affecté, de proche en proche, la planète entière. Il émet l’hypothèse neuve d’un « grand retournement » qui aurait métamorphosé toutes les sociétés humaines, et dont nous serions à présent les héritiers hagards. Un sursaut s’impose, conclut-il. Le paquebot des hommes ne peut continuer à naviguer ainsi vers sa perte.